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05 Jun 2012

La philosophie sociale de Keynes a-t-elle disparu ?

« Les défauts majeurs de la société économique sont l'incapacité à procurer le plein emploi et la répartition inéquitable des richesses ». John Maynard Keynes.

Keynes

« Les défauts majeurs de la société économique dans laquelle nous vivons sont son incapacité à procurer le plein emploi et la répartition arbitraire et inéquitable des richesses et des revenus ». Ainsi écrivait John Maynard Keynes dans le chapitre de la Théorie générale consacré à la « philosophie sociale ». L’ouvrage le plus célèbre de l’économiste britannique a été publié il y a plus de 70 ans – en 1936 plus précisément, peu après la grande dépression américaine de 1929 – mais ses mots n’ont guère perdu d’actualité, en considérant qu’aujourd’hui le chômage et l’iniquité sociale sont encore les problèmes les plus évoqués par les Français.

La Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie (son titre complet) a été conçue pour trois raisons principales. La première, purement théorique, était de réfuter les principes de l’économie classique. En particulier celui du laissez-faire, selon lequel le libre marché tendrait naturellement à s’équilibrer. La deuxième, méthodologique, était d’analyser de façon dynamique les variations de production et d’emploi. Enfin la troisième, plus philosophique et en arrière-plan, était de plonger la pensée économique dans une dimension humaine et sociale, en lui donnant des objectifs à la fois quantitatifs (e.g. le plein emploi) et qualitatifs (e.g. une redistribution équitable de la richesse produite).

Dans une époque où la plupart des économistes pensaient qu’il ne fallait surtout pas imposer de règles au libre marché, Keynes eut le courage intellectuel de soutenir le contraire, envisageant l’intervention de l’État comme agent de contrôle pendant les périodes d’expansion économique, et comme moteur de la relance pendant celles de récession ou de stagnation. Pour Keynes, l’État devrait réguler l’économie sans s’approprier les moyens de production (c’est là une différence cruciale avec les théories socialistes), en évitant, ou du moins en atténuant, les déséquilibres générés par une vision radicalement individualiste du capitalisme.

Dans un cours tenu à l’Université d’Oxford, utilisé ensuite pour une conférence à Berlin, et finalement publié en 1926 sous le titre de La fin du laissez-faire, Keynes exposait déjà ses doutes à propos de l’apologie de l’intérêt privé. Il écrivait : « Le monde n’est pas gouverné d’en haut de sorte que l’intérêt privé et l’intérêt social coïncident toujours. Il n’est pas non plus dirigé ici bas de sorte qu’ils coïncident dans la pratique. Il n’est pas correct de déduire des principes de l’économie que l’intérêt personnel soit généralement éclairé […]. L’expérience ne montre pas que les individus sont toujours moins clairvoyants lorsqu’ils composent une unité sociale, que lorsqu’ils agissent séparément. »

En vérité, l’expérience ne montre pas non plus l’opposé, c’est-à-dire que l’intérêt personnel n’est jamais utile à l’intérêt public. Il s’agit de nuancer en permanence, d’intervenir pour régler l’économie afin d’obtenir le mieux dans chaque époque, sans se persuader – comme le célèbre Candide de Voltaire – qu’on vit dans le meilleur des mondes possibles, où tout va nécessairement pour le mieux. Avant même d’être un économiste et de prescrire des recettes (évidemment ancrées dans sa propre époque), Keynes était un philosophe. Il ne s’intéressait pas seulement à la façon d’améliorer la performance de l’économie, mais s’interrogeait aussi sur ses prémisses théoriques et sur ses fins ultimes.

Est-ce que la compréhension économique du monde est neutre comme on le suppose ? Quel est le but du système capitaliste ? Là sont les questions philosophiques qui transparaissent dans la plupart des ouvrages keynésiens. Chaque époque élabore sa propre «image de la pensée» – comme l’appelait Gilles Deleuze – c’est-à-dire sa propre conception de ce que signifie penser et surtout bien penser. Aujourd’hui l’image dominante est surement celle de la pensée économique. Penser en termes économiques est considéré comme la façon correcte de penser toute dynamique humaine, d’encadrer les problèmes et de trouver leurs solutions. Par conséquent, le discours économique est perçu par la majorité des individus comme le seul qui soit efficace, exactement comme il y a quelques siècles on pensait que le discours religieux était le seul faisant autorité.

Pourtant il n’y a rien de tel que lire Keynes pour réfuter cette présumée omnipuissance de l’économie. Le professeur britannique s’amusait à dévoiler les fragilités tant théoriques que pratiques du discours économique ; comme s’il souhaitait nous en montrer la machinerie, en nous rappelant que derrière les mots «marché», «monnaie», «intérêt» se cachent toujours nos vies. C’est peut-être pour cela que Keynes accordait beaucoup d’importance à la psychologie et aux désirs des investisseurs, à leurs espoirs comme à leurs peurs. Il considérait la composante humaine si influente sur l’économie, qu’il se retira du processus de négociations de paix de Versailles, parce qu’à son avis elles sous-estimaient les ressentiments et l’humiliation que le peuple Allemand éprouverait face à des sanctions trop sévères. (D’ailleurs l’histoire ne tardera pas à lui donner raison.)

Trop souvent aujourd’hui la théorie économique de John Maynard Keynes est résumée dans une petite formule selon laquelle pour sortir de la crise il faudrait augmenter les dépenses publiques. Cette réduction simpliste n’exprime que très partialement la doctrine keynésienne, en passant par exemple sous silence les préoccupations anti-inflationnistes de l’auteur. Mais surtout, cette ritournelle oublie le cadre philosophique dans lequel Keynes a élaboré la Théorie général, un ouvrage qui se conclut emblématiquement avec le chapitre intitulé « la philosophie sociale à laquelle la Théorie Générale peut conduire ».

Il serait donc intéressant de réactiver l’arrière-plan philosophique de la Théorie Générale pour chercher des recettes compatibles avec notre contemporanéité mondialisée, plutôt que de se disputer en permanence sur l’efficacité des mesures évoquées dans ce livre vieux de 76 ans et écrit dans un contexte géoéconomique bien diffèrent. Le fait qu’aujourd’hui certaines d’entre elles ne sont plus souhaitables n’est guère un bon argument pour refuser l’orientation sociale que Keynes avait imprimée à la pensée libérale.